Désinvisibiliser les «archives d’en bas» et l’Histoire des femmes
À l’occasion d’un live radio organisé lors de la grève féministe à Bienne, trois historiennes de l’association neuchâteloise UNIstoire ont décidé de traiter du thème de «La (dés)invisibilisation des femmes en Histoire» dans une série de 6 épisodes audio. Le présent article reprend le contenu d’une partie de ces enregistrements.
«Me racontez pas d’histoires»La (dés)invisibilisation des femmes en Histoire tient autant d’un manque de sources produites par des femmes que de l’utilisation de sources biaisées, souvent contrôlées par les hommes. Les historiennes et historiens doivent s’habituer à utiliser des sources alternatives et les services d’archives doivent s’habituer à collecter et conserver de telles sources pour qu’elles puissent être exploitées.
Dans une table ronde organisée en avril 2022 par l’association neuchâteloise UNIstoire - Cercle des étudiant-e-s et ancien-ne-s étudiant-e-s en histoire de l'Université de Neuchâtel, les historiennes Mélanie Huguenin-Virchaux, Marina De Toro et Fiona Silva se sont interrogées sur la place des femmes en histoire en croisant leurs sources et leurs recherches.
Cette table ronde a été enregistrée par Pauline Lecomte et son contenu est diffusé en 6 épisodes lors de la grève féministe du 14 juin 2022. Le podcast est écoutable sur le site de «Me racontez pas d’histoires».
Pourquoi faire de l’histoire des femmes aujourd’hui?
Autour des années 1960 est apparue la nouvelle histoire qui utilise, de manière pluridisciplinaire, les méthodes et les techniques des sciences sociales et qui s'intéresse aux processus sociaux des masses – plutôt qu'à ceux des élites.
L'originalité de l'histoire des femmes réside dans des questions telles que:
- Quels sont les processus qui ont conduit à ce que les actions des hommes soient considérées comme la norme représentative de l'histoire humaine en général et que les actions des femmes soient négligées, ou reléguées sur un terrain moins important et particularisé?
- Faut-il conclure qu'une femme produit une historiographie différente de celle d'un homme?
- Quel effet la prise en compte des événements et des actions à partir d'autres positions, par exemple celles des femmes, a-t-elle sur les pratiques établies de l'histoire?
Ce sont des questions qui rendent les femmes visibles en tant que sujets historiques immergés dans une circonstance particulière qui les façonne, alors qu'en même temps elles agissent sur celle-ci.
Alors pourquoi l'idée que l'histoire des femmes n'est pas pertinente persiste-t-elle? Pendant longtemps, la réponse était liée à la définition même de la science historique, centrée sur des valeurs masculines qui ne considéraient que certains événements, processus et mouvements comme dignes d'une analyse historique exclusive, rendant les femmes presque «invisibles» ou non pertinentes.
Comment expliquer cette exclusion des femmes de l'historiographie? Il ne s'agit pas d'une «conspiration maléfique de certains historiens masculins», ni d'une intention délibérée et consciente d'isoler les femmes de la connaissance historique; cela est plutôt dû au fait que la science historique s'est principalement intéressée à la vie publique, dans laquelle les femmes ne sont pas majoritaires, et à la croyance que le modèle idéal d'être humain est l'homme. Les critères de construction des faits historiques centrés sur la vie publique font référence à une humanité non sexuée, mais font en réalité allusion à la partie masculine de celle-ci. Les historiennes féministes ont compris, comme beaucoup d'autres historiens, qu'écrire sur le passé n'est pas objectif et implique de prendre une position politique et idéologique. Pour cette raison, écrire sur le passé des femmes implique également de prendre une position politique – cette fois-ci explicitement – contre l'historiographie androcentrique dominante, qui s'intéresse principalement aux processus historiques dans la sphère publique, comprise comme appartenant aux hommes, et qui utilise des catégories supposées neutres telles que l'homme, l'humanité et l'universel, ignorant leur lien avec une action exclusivement masculine.
Une biographie est l'histoire d'une personne et chaque histoire a un contexte historique, politique et social. Pour savoir ce qu'est une société, nous avons besoin de biographies, car c'est précisément dans la vie des gens ordinaires que la société «s'incarne» et cesse d'être quelque chose d'abstrait. Grâce à des vies concrètes, nous pouvons voir comment les pratiques fonctionnent, comment elles s'entremêlent, et les événements sont alors mis en perspective. La biographie est à l'histoire ce que l'expérience est aux sciences naturelles.
Ainsi, l’expertise de la biographe devient nécessaire pour transmettre le quotidien, la variation des expériences et l'empreinte du temps sur les vies dans lesquelles elle intervient et qu'elle dissèque. Les vies des femmes, analysées dans leur diversité, émergent et s'affirment à travers une réélaboration insistante des récits au sein même de l‘histoire des femmes, dans un exercice permanent de réflexion sur le sujet historique conscient et sur la relation entre les sexes, mais aussi entre les concepts clés de structure et d'action.
Pour résumer, l’histoire sociale et anthropologique (histoire du corps, histoire de l’intime) apparait en même temps que l’histoire des femmes. Ce sont donc des courants qui se répondent et qui font que l’histoire des femmes peut être très interdisciplinaire. L’écriture de l’histoire des femmes a émergé dans un contexte militant qui est étroitement lié à l’histoire du féminisme, mais l’histoire des femmes n’est pas forcément féministe.
Trouver des femmes – trouver des sources!
Les femmes étant généralement dans la sphère privée, elles n’ont pas laissé beaucoup de traces écrites. Leur tradition était majoritairement orale, ce qui signifie qu’il faut parfois prendre des chemins de traverse pour pouvoir raconter leur histoire. Par exemple, pour documenter l’expérience des femmes dans la grossesse et dans la naissance au 19e siècle, il existe bel et bien des documents écrits par des femmes, mais ceux-ci sont en général des billets de sage-femmes qui dénonçaient les accouchements illégitimes1. Pour contourner ce manque de sources directes, il faut donc parfois chercher des sources écrites par des hommes, mais traitant des femmes, et être prudente en les utilisant, parce qu’il faut lire à travers l’intermédiaire des personnes qui les ont écrites pour atteindre l’expérience féminine. Il s’agit également d’interroger d’autres types de sources.
Une autre manière de donner la voix aux femmes dans l’Histoire est de partir «d’en bas», d’une Histoire qu’on ne faisait pas il y a encore quelques décennies. L’Histoire n’est pas que celle des grands hommes ou de l’histoire politique. L’histoire est à tout le monde et doit être écrite par tout le monde. Les femmes auxquelles nous nous intéressons sont des femmes ordinaires. Ce sont des villageoises qu’on ne retrouve pas dans des livres d’histoire, mais il est important de parler des conséquences de leurs viols ou de leurs expériences sexuelles hors mariage face à une société encore fortement conservatrice et attachée aux mœurs, et de parler également du rôle des sage-femmes dans ces expériences. On peut donc réussir à atteindre ces femmes en se focalisant sur une région, dans un temps donné, ce qui nous permet de restreindre l’analyse et d’accéder aux trajectoires individuelles de certaines femmes, et ces trajectoires peuvent ensuite être insérées dans une histoire plus globale.
Un autre exemple plus récent concerne un sujet tabou comme celui de l’avortement. Le débat sur le droit à l’avortement en Suisse se manifeste peu de temps après celui sur le suffrage féminin, lors des votations du 7 février 1971. Mais ce n’est pas parce que les femmes ont le droit de vote qu’il y a libération de la parole2. Dans les médias romands (presse, radio et télévision), les témoignages de femmes sont quasi inexistants dans les années 1960, le prêtre et le médecin monopolisaient la parole sur ce sujet. Dès 1971, avec le lancement de l’initiative pour le droit à l’avortement, les femmes partagent leur expérience à la radio et à la télévision suisse romande: elles sont souvent anonymes au début, puis le sujet devient un véritable problème public dans lequel les femmes tentent de porter leur voix par le témoignage. En revanche, cette parole libérée est constamment encadrée par d’autres discours, parfois bienveillants, souvent moralisateurs, du corps médical, politique et/ou religieux. La parole des femmes, dans l’espace public et médiatique, ne se suffit pas à elle-même et ne fait pas le poids devant une majorité masculine et conservatrice, surtout quand il s’agit de leur corps.
Les voix des milieux militants féministes, par exemple celles du Mouvement de Libération des femmes (MLF) qui s’est affirmé en 1971 en revendiquant le droit à l’avortement libre et gratuit, sont souvent invisibilisées dans la presse traditionnelle. Les traces de leurs actions sont consultables dans les archives et la presse du mouvement, quand elles ont été conservées comme c’est le cas à Genève (voir l'exemple des Archives contestataires).
La place des femmes à l’école et dans les livres d’histoire
À l’école, l’histoire que nous avons apprise est une histoire politique, une histoire des frontières, des colonisations, des guerres ou des rois et des grands hommes… À l’université, les femmes ne sont pas non plus forcément présentes en histoire.
Nous ne sommes malheureusement pas habitué·e·s à considérer la présence des femmes dans l’histoire. Alice Rivaz, célèbre autrice vaudoise, faisait un constat similaire en 1945 dans son texte «Un peuple immense et neuf». Elle se disait stupéfaite de l’omniprésence des femmes dans la vie quotidienne face à leur absence dans la littérature et dans l’histoire. Avant Simone de Beauvoir, Alice Rivaz était une pionnière et diffusait ses réflexions féministes à travers l’écriture, et surtout la fiction.
Ce n’est pas l’histoire en soi qui pose un problème, mais plutôt les approches de la recherche et de l’éducation sur la moitié de l’humanité. Certes, on ne peut pas inventer des femmes là où il n’y en avait pas, ni trouver des sources qui n’ont jamais été produites, mais il s’agit de s’intéresser aux derniers travaux (qui sont quand même nombreux aujourd’hui), de se poser les bonnes questions et de fouiller les archives inexplorées ou de réévaluer celles qui ont été volontairement mises de côté.
Cette réflexion autour de l’absence des femmes dans les livres est toujours d’actualité. Titiou Lecoq, journaliste et essayiste féministe, a publié un livre intitulé Les Grandes Oubliées – Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, préfacé par l’historienne Michelle Perrot. Elle résume assez bien le mot d’ordre de la recherche en histoire des femmes, qui s’applique également à l’histoire des minorités: «Tant qu'on ne cherche pas les femmes dans l'Histoire, on ne les trouve pas.»3
L’histoire à l’école doit réfléchir à intégrer les femmes, parce qu’en ne le faisant pas, elle participe à perpétuer les inégalités entre les hommes et les femmes dans notre société (Salle 2014). Il faut intégrer l’histoire des femmes à part égale avec l’histoire des hommes. Cette histoire peut être différente, mais il n’empêche que les progrès sociaux en matière d’égalité des genres résultent de luttes, d’actions et de revendications dont il faut parler.
Il faut également inclure des modèles identificatoires positifs, inclure les femmes tout au long du récit historique et ne pas reproduire de stéréotypes de genre. C’est en parlant des femmes en histoire qu’on offre des modèles d’identification aux filles et qu’on leur ouvre le champ des possibles4. C’est donc un travail immensément important et puissant pour les jeunes filles d’aujourd’hui qui est attendu des historiens et des historiennes, mais aussi des enseignants et enseignantes et des parents.
Il faut également inclure des modèles identificatoires positifs, inclure les femmes tout au long du récit historique et ne pas reproduire de stéréotypes de genre. C’est en parlant des femmes en histoire qu’on offre des modèles d’identification aux filles et qu’on leur ouvre le champ des possiblesGeneviève Dermenjian, Irène Jami, Annie Rouquier et Françoise Thébaud (coord.), La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte. Éditions Belin/Association Mnémosyne, Paris, 2010, 416 pages..
C’est donc un travail immensément important et puissant pour les jeunes filles d’aujourd’hui qui est attendu des historiens et des historiennes, mais aussi des enseignants et enseignantes et des parents.
En conclusion
En tant qu’historiennes, nous voulons redonner une place à ces femmes dans l’Histoire, redonner une voix à cette moitié d’humanité qui a trop longtemps été négligée par l’Histoire. Les femmes ont fait partie de la sphère privée, hors du politique, mais cela ne signifie pas que leur histoire n’est pas intéressante ou qu’elle n’a pas de valeur. Bien entendu, les sources nous limitent dans ce qu’on peut raconter, parce que de nombreux documents sont produits de la main d’hommes, c’est un fait, mais nous pouvons utiliser d’autres chemins. Nous pouvons raconter des éléments différents de ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui. Nous pouvons continuer à rechercher les femmes qui ont contribué à façonner le monde d’aujourd’hui, nous pouvons faire une histoire sociale qui inclut les femmes, mais aussi faire une histoire du quotidien qui parle des femmes ordinaires qui faisaient partie de la sphère privée et qui ont été oubliées.
L'histoire des femmes doit descendre dans la rue. Le temps est venu pour que l'histoire que nous avons construite au cours des dernières décennies fasse partie des connaissances habituelles et nécessaires d'une société qui leur redonne leur place légitime. L'histoire des femmes doit être de culture générale et non spécifique et faite par tout le monde. L'histoire des femmes devrait faire partie de l'histoire avec une majuscule «Histoire» et devrait être incluse dans les programmes d'histoire générale, sans qu’il soit nécessaire de la qualifier d’histoire des femmes.
En savoir plus
Mélanie Huguenin-Virchaux, Les sages-femmes de Suisse romande au cœur d’une politique de contrôle – Une intrusion masculine dans un domaine féminin (1750-1850), Alphil, Neuchâtel, 2022.
Marina De Toro, «Interruption de grossesse en Suisse: approfondissement par des sources médiatiques (1971-1978)», Université de Lausanne, 2021.
Marina De Toro, «Le droit à l'avortement en Suisse: un débat public et médiatique par et pour les femmes (1971-1972)», dans Didactica Historica 8/2022 aux Editions Alphil. Disponible en ligne gratuitement: https://www.alphil.com/revues/1209-1421-didactica-historica-82022.html#/1-format-livre_papier
Projet de vulgarisation avec les Archives de la RTS: «Après le suffrage féminin, le droit à l’avortement»: https://www.rts.ch/archives/grands-formats/11809665-apres-le-suffrage-feminin-le-droit-a-lavortement.html
Cycle de conférences «Sexualité, contraception, maternité. Histoire des femmes et études genre en Suisse romande (XVIII-XXè siècles)» du 28 septembre au 2 décembre 2021 avec la Société jurassienne d’émulation: https://www.youtube.com/channel/UCj7JIZ4zg8PAoJJA2riaWeQ
- 1 Mélanie Huguenin-Virchaux, Les sages-femmes de Suisse romande au cœur d’une politique de contrôle – Une intrusion masculine dans un domaine féminin (1750-1850), Alphil, Neuchâtel, 2022.
- 2 Marina De Toro, «Interruption de grossesse en Suisse: approfondissement par des sources médiatiques (1971-1978)», Université de Lausanne, 2021.
- 3 Titiou Lecoq: "Tant qu'on ne cherche pas les femmes dans l'Histoire, on ne les trouve pas", France Inter, 19 septembre 2021 https://youtu.be/YHNvxx-cMVs.
- 4 Geneviève Dermenjian, Irène Jami, Annie Rouquier et Françoise Thébaud (coord.), La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte. Éditions Belin/Association Mnémosyne, Paris, 2010, 416 pages.
Abstract
- Français
- Deutsch
Dans une table ronde organisée par l’association UNIstoire en avril 2022, les historiennes Mélanie Huguenin-Virchaux, Marina De Toro et Fiona Silva se sont interrogées sur la place des femmes en histoire en croisant leurs sources et leurs recherches.
In einer von UNIstoire im April 2022 organisierten Podiumsdiskussion an der Universität Neuenburg befassten sich die Historikerinnen Mélanie Huguenin-Virchaux, Marina De Toro und Fiona Silva mit der Stellung der Frauen in der Geschichte, indem sie ihre Quellen und Forschungen einander gegenüber stellten.