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2006/1 Memopolitik – vom Umgang mit dem Gedächtnis der Gesellschaften

Archives, littérature et mémoire. Comment aborder la vie littéraire du passé en étudiant les traces qu’elle a laissées?

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Depuis une vingtaine d’années, dans le sillage d’une tendance à la «patrimonialisation» qui apparaît symptomatique dans une société soumise à des transformations de plus en plus rapides, la visibilité des archives littéraires n’a cessé de s’accroître.

De geste politique en valorisations diverses, les documents liés à l’activité de création des écrivains en sont venus à occuper une place institutionnelle que, en Suisse tout au moins, on ne leur reconnaissait pas auparavant. D’où une prise en compte progressive de leur spécificité; d’où, aussi, des réflexions de plus en plus poussées quant aux exigences propres à leur conservation, mais aussi à leur exploitation.

Les propos qui suivent s’inscrivent dans cet espace de commentaire. Ni exhaustifs, ni suffisamment distancés pour constituer le socle d’un discours théorique, ils n’ont pas d’autre ambition que celle d’apporter un éclairage de plus sur une question à laquelle je suis confronté au quotidien en tant que directeur du Centre de recherches des lettres romandes (CRLR) de l’Université de Lausanne, institut dont la vocation est centrée sur les archives littéraires, dans la double perspective de leur conservation et de leur utilisation éditoriale.

Deux voies d’exploitation

Le développement progressif des activités du CRLR illustre bien, me semble-t-il, l’émergence des archives littéraires au fil des quatre dernières décennies. Fondé en 1965 par Gilbert Guisan, professeur à la Faculté des lettres, l’institut avait pour mission originelle ce qu’on pourrait appeler un accompagnement de l’histoire littéraire: soucieux de faire entrer la littérature suisse romande dans les programmes académiques lausannois, après avoir mesuré l’intérêt qu’elle suscitait à l’étranger.

Guisan a d’abord créé le Centre en tant que lieu de compétence où élaborer des instruments critiques adaptés à ses intentions. Outre la dimension, plus attendue, de la critique portant sur des œuvres et des auteurs du corpus romand, ce programme – continué, de 1980 à 2003, par Doris Jakubec – s’est réalisé à travers deux voies principales, l’une axée sur l’approfondissement de la connaissance des textes, l’autre sur l’exploration du contexte socio-historique – mais toujours à l’aide de documents d’archives.

La première de ces voies relève du domaine de la génétique textuelle: en prenant en compte ébauches, plans, brouillons et variations d’écriture, il s’agit non seulement de mieux connaître les étapes de la genèse d’une œuvre, mais aussi de comprendre comment se forme, par des essais et des tatônnements, le style d’un auteur, sa «manière», dans ce qu’elle a de singulier et d’unique. A cet égard, les documents génétiques jouent, par rapport à l’œuvre publiée et achevée, le rôle qui est, en peinture, celui des dessins préparatoires et des esquisses de tableaux. Gilbert Guisan a étudié dans ce sens, en pionnier, l’écriture de Ramuz. Après que les manuscrits de ce dernier ont été répertoriés et classés par le CRLR, entre 1997 et 1999, des projets d’édition ont commencé d’être réalisés, qui démontrent à quel point ces interrogations sont fécondes: ainsi les Romans de Ramuz ont-ils été publiés en 2005 dans la «Bibliothèque de la Pléiade» des Editions Gallimard, sous la direction de Doris Jakubec, en même temps que sortaient de presse aux Editions Slatkine les premiers volumes d’une série d’Œuvres complètes qui en comportera une trentaine, et dont la responsabilité scientifique est assumée par Roger Francillon et moi-même.

Mais à côté de celle de Ramuz, d’autres œuvres d’écrivains suisses commencent à être prises en charge au CRLR par des équipes qui en donnent des éditions génétiques et critiques: un projet consacré aux écrits de Charles-Albert Cingria est en cours, un autre portant sur les poèmes de Pierre-Louis Matthey s’élabore.

La deuxième voie d’exploitation des matériaux d’archives, telle que Gilbert Guisan l’a également inaugurée, est celle de la valorisation documentaire, notamment à travers la mise à disposition de textes autobiographiques (jour- naux, témoignages) et de dossiers de correspondance. Utilisant notamment la revue Etudes de lettres comme support, Guisan a ainsi rendu plus proches des figures comme celles d’Edmond Gilliard, d’Edmond-Henri Crisinel, de Catherine Colomb et de bien d’autres; ouvrant en parallèle de plus vastes chantiers, il a réalisé des volumes qui ont fait date, où lettres et documents se font écho – on songe en particulier à la suite Ramuz, ses amis et son temps, mais aussi aux ensemble centrés sur la figure du peintre Félix Vallotton.

Prenant le relais, Doris Jakubec a publié à son tour d’importantes contributions, autour de Gustave Roud et de Guy de Pourtalès notamment; le mouvement se poursuit aujourd’hui à travers l’exploration des revues des années 1930, des relations de Ramuz et de Roud avec Jean Paulhan, de l’amitié de Philippe Jaccottet et de Giuseppe Ungaretti, pour ne citer que trois projets en cours.

Pour des «archives de la vie littéraire»

Le CRLR n’est certes pas le seul lieu de Suisse où des travaux de ce type s’effectuent. Il est cependant celui qui possède, en matière d’auteurs francophones suisses, le plus d’expérience, grâce à son histoire. Son atout principal me paraît résider dans sa situation institutionnelle particulière: tout en étant devenu un lieu de conservation, suite à des dépôts et à des legs, le CRLR est en premier lieu un institut universitaire, rattaché à une filière d’enseignement supérieur de littérature française.

Ce lien avec la formation académique est à la fois une garantie de continuité en termes de mission scientifique, et un moyen de sensibilisation d’un public en constant renouvellement – celui des étudiants, qui sont à leur tour des relais vers d’autres publics et vers la formation littéraire dans les écoles secondaires.

D’autre part, cette configuration spécifique va de pair avec la généralisation d’un examen de ses propres pratiques, qu’il s’agit de savoir problématiser, si l’on veut rester crédible sur le plan scientifique, et qu’il faut pouvoir penser dans la diachronie et non dans l’immédiateté.

Dans cette optique, la formule même d’archives littéraires mérite d’être interrogée. Elle postule l’existence d’un sous-ensemble cohérent et délimité, dont la définition et les frontières se justifient par le renvoi, à travers l’adjectif littéraire, à la littérature comme référence incontestée et comme discipline constituant à son tour un ensemble objectivement cerné, bref, comme si la notion de littérature était elle-même le lieu d’un consensus. C’est bien évidemment loin d’être le cas. Mais alors, quelle définition faut-il adopter pour décider ce qui relève de la littérature, et ce qui n’en serait pas? Et cette définition, qui est habilité à la donner, et en vertu de quoi?

Le côté aléatoire de cette entreprise de classement est évident, dès lors que l’on songe aux fluctuations historiques, pour ne pas dire géo-historiques, des définitions. D’où le danger de l’appellation «archives littéraires»: si on baptise ainsi ce qui peut être reconduit aux pratiques et aux définitions qui, à l’époque contemporaine, constituent la norme, ou le mètre de valeur, on se condamne à restreindre drastiquement son champ d’enquête, à privilégier, sous prétexte que c’est «de la littérature reconnue», les seules archives d’œuvres canoniques, celles qui sont légitimées dans une optique actuelle, forcément anhistorique.

C’est un choix devant lequel ne reculent pas certaines institutions de conservation, qui tablent ainsi sur la rentabilité symbolique immédiate, en termes de prestige et de visibilité sociale, d’une représentation de la littérature réduite à ses représentants les plus brillants (aux sens multiples du terme...). Mis à part le fait que la démarche pèche par une forme d’absence de pondération critique, elle présente l’inconvénient de limiter le champ d’enquête scientifique. Car cette conservation sélective garantit tout au plus – outre l’exploitation «spectaculaire» de documents, notamment dans des expositions – la possibilité de développer une approche génétique en la centrant sur les phénomènes singuliers que sont les œuvres «starifiées»; mais elle ne permet guère de mettre à jour les divers liens qui rattachent les œuvres (et les écrivains) à des réalités institutionnelles, éditoriales et sociales.

C’est pourquoi je préconise quant à moi un élargissement des pratiques de conservation et de prise en compte documentaire, couplé avec un changement d’appellation: à la formule «archives littéraires», je préfère celle d’«archives de la vie littéraire», ces dernières comprenant tout ce qui a trait à, et ce qui informe sur, la pratique de la littérature, à la fois comme naissance et constitution des œuvres, et comme échange et circulation de celles-ci et autour de celles-ci.

Cette manière de voir permet notamment de reconnaître le fait que telle œuvre – que nous pourrions considérer comme non littéraire, en fonction de critères qui ont changé – a eu un statut littéraire du temps où elle a paru; or, les archives sont à mes yeux inséparables d’une réflexion historique! Penser en termes de «grandes figures», mesurées à l’aune contemporaine, c’est à la fois courir le risque de se tromper, et amputer le phénomène littéraire, si on comprend celui-ci comme une partie organisée et organique au sein de l’espace social.

Pour pleinement bénéficier des potentialités des archives en termes de mémoire, il faut donc plaider pour qu’elles soient envisagées en termes de conservation des traces permettant non seulement d’étudier des œuvres et des producteurs exceptionnels, mais aussi de retrouver un contexte et un état historique du champ littéraire et des questions qui lui sont liées (institutions et prix littéraires, revues, situation de l’édition, modes de circulation des textes, relations critique-création, tensions entre le local et le national...). D’où cet horizon d’archives de la vie littéraire, obéissant à une conception extensive qui contient aussi les «archives littéraires» telles que décrites sommairement ci-dessus, mais qui les déborde.

Ces deux dénominations, et ces deux conceptions schématiquement opposées, débouchent en fait sur des visions et des gestions différentes des archives littéraires, et par là, elles en appellent à des postulats de politique culturelle qui ne sont de loin pas identiques. A une démarche de sélection et de choix de prestige, celle des archives littéraires, répond, dans le cas des archives de la vie littéraire, un idéal de conservation maximale, jamais exhaustive, on le sait bien, mais assez large pour garantir des interrogations multiples des matériaux conservés, et forcément ouverte à des opérations conduites en réseau, avec des institutions et des fonds d’archives complémentaires.

A un moment de l’histoire où le livre, l’imprimé et, plus largement, la littérature ne peuvent être abordés comme allant de soi, cette perspective me paraît offrir la souplesse et la capacité de réaction nécessaires pour répondre aux défis auxquels sont confrontés aussi bien les conservateurs que les universitaires. De plus, elle est grosse de possibilités d’échanges et de questionnements qui concernent non seulement les scientifiques, mais aussi les créateurs contemporains, car la littérature d’aujourd’hui, comme cela a été le cas de tout temps, se nourrit aussi de références, de confrontations, d’expériences révolues.

Les archives n’ont pas dit leur dernier mot – à condition que l’on s’y prenne de la bonne manière pour les faire parler.

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Daniel Maggetti

Professeur à l’Université de Lausanne, Directeur du CRLR, Lausanne