Commentaires Résumé
2024/1 Décolonisation des archives

La recherche de provenance de biens acquis en contextes coloniaux: histoire et pratique en Suisse

Commentaires Résumé

Qu’est-ce que la recherche de provenance de biens acquis en contexte coloniaux? Quelles sont les réglementations? Quelles sont les pratiques préconisées?

La problématique de la décolonisation des archives est intimement liée à celle de la recherche de provenances relative aux collections acquises en contextes coloniaux. Si la Confédération suisse n’a pas créé un empire colonial – comme la France ou la Grande-Bretagne – les Suisse·sse·s ont cependant participé à l’expansion coloniale européenne de manière individuelle, notamment par l’engagement dans des armées étrangères ou l’apport de capitaux.1

Dans ce contexte, des biens acquis par des Suisse·sse·s en contextes coloniaux ou achetés ultérieurement sur le marché sont aujourd’hui dispersés dans de nombreux musées suisses d’art, d’histoire, d’archéologie, de sciences naturelles, etc. Tous n’ont pas été volés ou pillés. Néanmoins, il est essentiel de faire la lumière sur cette question des modalités d’acquisition et de collecte tout en réinscrivant l’histoire de ces collections dans une histoire internationale et globale, notamment par l’étude d’archives manuscrites et dactylographiées conservées dans les musées et les centres d’archives en Suisse, en Europe et à l’international.

Prise de conscience et mise en action

Le mouvement de restitution des œuvres trouve ses premiers exemples dans les années 19602. C'est depuis fin 2018, période concomitante à la sortie du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle réalisé par Felwin Sarr et Bénédicte Savoy à la demande du président français Emmanuel Macron3, que les politiciens suisses ont déposé plusieurs motions relatives aux biens acquis en contextes coloniaux conservés dans les musées suisses (18.4236 ; 18.1092 ; 20.3754 ; 21.1032 ; 21.4403).

Les dépôts successifs de ces motions ont permis une véritable prise de conscience politique au niveau de la Confédération, ce qui a donné lieu, en 2022, à l’inscription des biens issus de contextes coloniaux dans les objectifs de l’Office fédéral de la culture en matière de recherche de provenance (Communiqué de presse du 07.10.2022).

En 2022, l’Association des musées suisses (AMS), en partenariat avec l’Association suisse de recherche en provenance (ASP/SAP) et avec le soutien de l’Office fédéral de la culture, a initié une brochure dans la collection « normes et standards » consacrée à ce sujet. Cette dernière, intitulée Recherche de provenance dans les musées II. Collections liées aux contextes coloniaux, a été rédigée par les membres du groupe de travail « Collections coloniales » de l’ASP/SAP, afin d’apporter aux professionnel·le·s des musées, des archives et de la documentation, les notions de bases relatives à la pratique.

Cadre légal et bonnes pratiques

La recherche de provenance de collections coloniales n’est réglementée ni par une loi spécifique, ni par des accords nationaux ou internationaux. En Suisse, la convention de l’UNESCO de 1970 a été mise en œuvre en 2005 à travers la Loi sur le transfert des biens culturels (LTBC) et son ordonnance. Son objectif est d’interdire l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite des biens culturels. En ratifiant cette convention, la Suisse reconnaît l’ampleur de la perte du patrimoine culturel dans les pays d’origine. Cependant, en raison de son principe de non-rétroactivité, la LTBC n’est que partiellement applicable aux biens issus de contextes coloniaux.

Dans ce contexte, les professionnel·le·s de musées sont guidé·e·s en premier lieu par le Code de déontologie de l’ICOM qui leur sert de référence pour la recherche de provenance des biens issus de contextes coloniaux. Il définit la provenance par l’« historique complet d’un objet, y compris de ses droits de propriété, depuis le moment de sa découverte (ou de sa création), qui permet d’en déterminer l’authenticité et la propriété ».

L’historique des objets est infréquemment lié à celui des collections dont ils sont issus et des institutions qui les conservent. Ainsi, les professionnel·le·s de musées sont invité·e·s à écrire une histoire critique de leurs institutions et de la constitution de leurs collections en abordant en toute transparence les questions d’asymétrie des rapports et des violences historiques inhérentes à la constitution de collections coloniales. Les sources principales sont les objets, dans leur matérialité, ainsi que les archives internes à l’institution, puis externes, présentes tant en Suisse (archives de communes, de cantons, de la confédération, de bourgeoisies, etc.) qu’en Europe et dans les pays concernés par les collections étudiées.

Rendre la voix

La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones est également à prendre en compte dans tout projet de recherche et de documentation de collections acquises en contextes coloniaux. Cette déclaration adoptée en 2007 par les Nations Unies reconnaît que les peuples autochtones ont le droit à disposer d'eux-mêmes, de leur patrimoine, etc. Il s’agit du droit à l'autodétermination. Au regard de cette déclaration, l’inclusion de personnes issues des pays concernés par les collections étudiées est essentielle pour un projet de recherche de provenance, afin d’éviter les écueils d’une histoire des collections européanocentrée et d’apporter une documentation plurivocale. Cela signifie également que l’interprétation des données collectées tout au long de la recherche de provenance n’est pas uniquement réservée au musée, mais qu’elle doit être renégociée avec les personnes et communautés concernées, tel que préconisé par la dernière définition du musée éditée par l’ICOM.

« Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances. »

La recherche de provenance apporte la matière à « l’expérience de réflexion » qui est préconisée dans cette nouvelle définition du musée. Cette recherche apporte également un questionnement sur des sujets d’actualité et de société. Dans le dernier numéro de la Revue des musées suisses, Carine Bachmann, directrice de l’OFC, rappelait l’importance de raconter l’histoire des objets « sans tabous » en les « soumettant à des interrogations actuelles ». « C’est grâce à elle que l’on peut raconter au public l’histoire d’un bien culturel depuis différentes perspectives. Et il est essentiel de ne pas occulter les héritages problématiques du passé ». Dans ce contexte, il est important de former les professionnel·le·s ainsi que la relève, à l’exemple de la formation continue « CAS Recherche de provenance » proposée par l’UNINE ou d’autres formations en Suisse et plus largement en Europe.

Brizon Claire 2024

Claire Brizon

Claire Brizon est docteure en histoire de l’art et muséologue. Elle s’intéresse à la provenance des collections d’ethnographie « non européenne » et à leur lien avec l’expansion coloniale. Impliquée dans la réflexion sur la décolonisation des musées européens, elle propose de nouvelles pistes de lectures de ces collections au public en collaborant avec des personnes issues de communautés concernées, selon les principes de la muséologie participative et du co-commissariat. Elle est l’autrice du livre intitulé Collections coloniales. À l'origine des fonds anciens non européens dans les musées suisses (Edition Seismo, 2023), accessible en version PDF.

  • 1 David Thomas, Bouda Etemad, « Un impérialisme suisse ? Introduction », Traverse. Zeitschrift für Geschichte – Revue d’histoire, année 5, no 2, 1998, p. 7-16.
    David Thomas, Pierre Eichenberger, Lea Haller, Matthieu Leimgruber, Bernhard C. Schär, Christa Wirth, « Beyond Switzerland: Reframing the Swiss Historical Narrative in Light of Transnational History », Traverse. Zeitschrift für Geschichte – Revue d’histoire, année 1, no 17, 2017, p. 137-152.
    Purtschert Patricia, Harald Fischer-Tiné (dir.), Colonial Switzerland: Rethinking Colonialism from the Margins. Basingstoke : Palgrave Macmillan (Cambridge imperial and post-colonial studies series), 2015.
    Cattacin Sandro, Marisa Fois (dir.). « Les colonialismes cuisses. Entretiens », Sociograph, Sociological Research Studies, no 49. Genève : Université de Genève, 2020.
    Veyrassat Béatrice, Histoire de la Suisse et des Suisses dans la marche du monde. (XVIIe siècle – Première Guerre mondiale) Espaces – Circulations – Échanges. Neuchâtel : Livreo-Alphil (coll. « Les routes de l’histoire », no 303), 2018.
  • 2 Cadert Pierre Philippe, "Restitution d'œuvres: faut-il vider nos musées?" [en ligne], 2023, https://www.rts.ch/info/culture/arts-visuels/13828677-restitution-duvres-fautil-vider-nos-musees.html consulté le 15.05.2024.
  • 3 Lucas Julian, "The Forgotten Movement to Reclaim Africa’s Stolen Art" [en ligne], 2022, https://www.newyorker.com/books/under-review/the-forgotten-movement-to-reclaim-africas-stolen-art consulté le 15.05.2024.

Résumé

La recherche de provenance de biens acquis en contextes coloniaux n’a encore fait l’objet d’aucune règlementation nationale ou internationale. Elle est tout de même reconnue comme une mission prioritaire par la Confédération qui soutient depuis 2023 les musées dans leurs projets de recherche de provenance durant lesquelles la conservation, le classement et la mise à disposition des archives muséales sont essentielles.

Die Provenienzforschung für Güter, die in kolonialen Kontexten erworben wurden, ist noch nicht Gegenstand nationaler oder internationaler Regelungen. Der Bund hat sie dennoch als vorrangige Aufgabe anerkannt und unterstützt seit 2023 die Museen bei ihren Provenienzforschungsprojekten, während derer die Erhaltung, Klassifizierung und Bereitstellung der Museumsarchive von entscheidender Bedeutung ist.