Patrimoine privé et communication : l’accès aux archives d’entreprises
Les questions de droit à l’oubli ou de protection des données ne sont pas inconnues du monde de l’entreprise. Tout records manager ou archiviste d’entreprise sait que les différents textes de loi européens et suisses qui traitent de ces problématiques – le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et la Loi sur la protection des données (LPD) en particulier –, ont profondément influencé la façon de traiter les archives dans les entreprises suisses. Mais le statut de bien privé des archives d’entreprises, et par conséquent leur non-accessibilité à un large public (historiens ou autres), en fait un cas un peu à part dans les questions d’accès et de communicabilité.
Cet article est issu d’une présentation donnée dans le cadre de la journée professionnelle 2024 de l’Association des archivistes suisses (AAS) qui avait pour thème « Accès aux archives – Droit ou obligation ? ». La plupart des intervenants de la journée étaient invités à réagir au rapport d’Urs Hafner Ne pas oublier de se souvenir1, dans lequel l’historien exposait son point de vue sur les nouveaux défis en lien avec l’accès aux archives et avec l’écriture de l’histoire, dans une époque marquée par les récentes évolutions règlementaires concernant notamment le droit à l’oubli et la protection des données. C'est dans ce contexte que le thème de l'accessibilité des archives d'entreprises, avec ses particularités, est abordé.
Dans cet article, nous présentons tout d’abord quelques éléments généraux sur la situation des archives d’entreprises en Suisse. Nous décrivons ensuite comment les entreprises choisissent de communiquer sur leurs archives, à l’interne et à l’externe, avant de nous attacher au rôle de l’archiviste d’entreprise dans la démarche de médiation avec ses publics. Notre point de vue, marqué par l’expérience de nos pratiques professionnelles, est celui d’archivistes travaillant au sein d’entreprises privées. Nous traitons cependant ci-dessous de problématiques générales qui ne sont pas forcément liées à un secteur économique en particulier.
Quelques éléments constitutifs des archives d’entreprises suisses, et difficultés d’approche
En Suisse, plusieurs facteurs structurels, politiques et culturels ne favorisent pas la constitution et l’accessibilité aux archives d’entreprises. Si 99 % des entreprises suisses intègrent la catégorie des Petites et Moyennes Entreprises2, elles ne représentent que 67 % des emplois, parmi lesquels une très faible communauté d’archivistes ; l’archive constituant un centre de coût difficile à assumer pour des petites structures. C’est en effet au sein des grandes entreprises, pourvoyeuse de 33 % des emplois, que l’on trouve des services dédiés à la gestion des archives, historiques ou contemporaines, et donc des postes liés tels que responsable de fonds, records managers, voire bibliothécaire ou documentaliste, dans la mesure où une même fiche de poste peut tout à fait référer à l’ensemble des compétences précitées.
A ces difficultés structurelles et conjoncturelles s’ajoutent des difficultés d’ordre politique. Le fédéralisme d’abord, valeur constitutive de notre pays, ne favorise pas une conservation systématique et organisée des archives d’entreprises sur une base nationale, en divisant sur vingt-six cantons la documentation, les lois et les projets de collecte. De plus, il ne faut pas négliger l’importance de l’esprit libéral caractéristique des élites helvétiques et le rôle capital des entreprises du secteur tertiaire pour l’économie suisse. Le corollaire du libéralisme étant le respect absolu de la chose privée, cela signifie que l’Etat n’a pas à se mêler des affaires des entreprises. Cela explique également en grande partie la quasi-absence de législation concernant les archives privées, la plupart des archives d’entreprises demeurant donc « hors-la-loi »3 au sens littéral.
Le portail ArCHeco4, développé par le groupe de travail sur les archives d’entreprises privées de l’AAS, est un outil indispensable pour faciliter la recherche historique sur les archives d’entreprises en Suisse. Il recense plus de 1'800 fonds d’archives d’entreprises et reflète une réalité contrastée. Certains secteurs économiques sont par exemple très représentés, et d’autres complètement négligés, selon les régions et/ou les époques. De plus, de nombreux fonds recensés sur le portail ne sont en réalité pas accessibles à la recherche. Ou s’ils le sont, peuvent être qualitativement très pauvres. Une grande partie des fonds est conservée par des institutions publiques et donc accessible. Mais d’autres restent encore auprès de leurs producteurs, c’est-à-dire les entreprises elles-mêmes. Dans ce cas, la démarche pour y accéder devient beaucoup plus difficile pour un historien, et implique un dialogue avec les directions de ces entreprises.
L’entreprise et ses archives historiques
Pour certains acteurs du secteur privé, notamment les petites entreprises, la gestion des archives est perçue comme un centre de coût difficile à justifier. Un deuxième obstacle, pas toujours identifié, serait le manque d’expertise liée au domaine de la gestion documentaire. Par manque de moyen, de temps, ou de connaissances, le choix de détruire est donc réalisé, ou au contraire celui de tout garder sans savoir ce que l’on a ; ce qui revient dans tous les cas à ne pas utiliser les archives que l’on détient.
Par ailleurs, communiquer sur ses archives est une démarche qui va à l’encontre de la manière dont l’entreprise gère ses données et ses informations. Pour une entreprise, une communication trop large et un accès trop grand à ses informations internes sont souvent vécus comme des atteintes à ses intérêts et au « secret économique » (secret industriel et commercial, secret de fabrication ou secret des affaires).
Au-delà de cette culture du secret5, la maîtrise de sa communication et de son image est ancrée de manière très profonde dans les stratégies de l’entreprise. Pour ces dernières, ouvrir leurs archives, c’est se dévoiler, et c’est peut-être perdre un peu la maîtrise sur leur image. Cette démarche, peu de directions sont prêtes à l’entreprendre.
La structure de l’entreprise joue également un rôle dans la démarche d’ouverture (ou de non-ouverture). En effet, un fonds d’une entreprise familiale est à distinguer d’un fonds d’une entreprise organisée ou gérée sous des formes juridiques différentes. Si une entreprise familiale aura une conscience plus accrue de son patrimoine historique et sera plus encline à conserver ses archives, leur accès et leur communication présentent souvent un défi plus délicat en raison des histoires parfois complexes et dramatiques inhérentes aux familles. Secret des affaires et secrets familiaux peuvent ainsi devenir des freins à un accès trop large aux archives.
Aussi, lorsque la démarche est faite de référencer et d’organiser les fonds, c’est bien souvent à des fins d’exploitation à visée communicationnelle et marketing.
Les archives d’entreprises comme outil de communication
Dans les cas où une entreprise a fait le choix de conserver de manière professionnelle des archives historiques, l’étape suivante qui consiste à exploiter les archives dans un but historique peut relever ensuite de deux logiques : communiquer vers un public interne ou vers un public externe.
Dans le premier cas, l’entreprise juge que sa démarche est assez aboutie et que son histoire se doit d’être exploitée uniquement à l’interne. L’archiviste a alors comme rôle principal de répondre à toutes les demandes qui peuvent lui être adressées afin de retracer, pour ses clients internes, l’histoire de certaines relations commerciales, ou encore l’évolution de certains produits et de certaines marques. Il est au service des départements qui le sollicitent : souvent la direction, mais aussi les services commerciaux ou l’analyse financière, parfois le design ou le marketing produit. Dans l’industrie, les archives sont ainsi le lieu de conservation des savoir-faire qui peuvent se perdre à l’aune des évolutions des métiers et des technologies. Dans les services financiers, les archives sont une source de données qui permettent des analyses sur le long terme.
Toujours à l’interne, les archives historiques représentent également une véritable plus-value pour la préservation de la culture d’entreprise. Pour un employé, œuvrer dans une entreprise qui a une riche histoire crée du sens et un sentiment d’appartenance. En exploitant les archives dans ce sens, l’archiviste a quasiment le rôle d’un historien interne qui facilite la conservation et la transmission des valeurs de l’entreprise par des publications, des articles, des expositions, ou en étant sollicité régulièrement pour des présentations.
Garant d’une réalité objective, l’archiviste d’entreprise est aussi un « qualiticien » de la donnée historique qui sait comment préserver son fonds, l’enrichir pour le faire gagner en utilité, et de là en visibilité pour servir la valorisation des éléments en présence. Expert dans son secteur d’activité, il saura guider ses collègues dans les choix de gestion, proposer les éléments éligibles à une exploitation, et aura la sensibilité nécessaire à accueillir et adresser les demandes de consultation.
Les fonds d’archives peuvent également servir les mêmes ambitions vis-à-vis de l’extérieur cette fois. Les entreprises ont compris depuis quelques décennies qu’elles pouvaient soigner leur image en diffusant des morceaux choisis de leur histoire au grand public. Les réseaux sociaux, carrefour actuel de toutes les communications, en sont un parfait exemple. Une façon de se rapprocher de sa clientèle, de s’attacher l’intérêt de nouveaux profils, de pénétrer certains marchés. De manière moins mobile et davantage internalisée, l’archive donne naissance à de véritables expériences clients, qui peuvent initier une interaction avec l’entreprise et son histoire, et ainsi marquer les esprits par le biais de l’émotion qu’elles savent faire naître chez l’individu.
Conclusion : l’archiviste d’entreprise comme médiateur
Les entreprises sont des entités privées, mais dont les actions façonnent au jour le jour l’histoire, l’identité et la mémoire. D’abord de la région dans laquelle elles naissent, se développent et parfois meurent, mais également de toute la Suisse. Ecrire l’histoire de ces entreprises est donc essentiel malgré les difficultés d’accès rencontrées.
Pour favoriser la communication et l’accessibilité aux archives d’entreprises, la présence d’archivistes professionnels dans l’entreprise, par leur formation et leur compréhension de la démarche historique, favorise le dialogue constructif entre les directions et le monde de la recherche.
Parce qu’il en résulte de sa crédibilité, l’archiviste doit respecter les décisions de sa direction concernant une ouverture ou non des archives, et se positionne avant tout comme un garant des confidentialités et des intérêts de l’entreprise. Mais en se positionnant comme un expert de la culture interne, tout en étant conscient de l’importance de l’ouverture à la recherche historique, l’archiviste détient les compétences permettant de jouer un rôle d’intermédiaire avec le public, qu’il soit interne ou externe.
Pour faciliter l’accès aux archives d’entreprises, un dialogue entre les historiens et les directions est essentiel. C’est un dialogue qui doit être constructif, de la part des directions bien entendu, mais également de la part des historiens qui doivent aborder les entreprises avec un esprit d’ouverture, et surtout bien conscients des difficultés que nous avons tenté d’explorer dans cet article. Pour faciliter ce dialogue, l’archiviste d’entreprise se positionne comme le meilleur des médiateurs.
- 1 HAFNER, Urs, Ne pas oublier de se souvenir, Association des archivistes suisses, 2024. https://vsa-aas.ch/wp-content/uploads/2024/06/Hafner-Ne-pas-oublier-de-se-souvenir-2024.pdf
- 2 Tous les chiffres cités dans ce paragraphe proviennent du document de l’OFS, Recensement des entreprises 2008, Structure économique, Agriculture, Industrie, Services, Suisse, Grandes régions, Cantons, Etablissements, emplois, Neuchâtel, OFS, 2009.
- 3 L’expression est utilisée par DESSOLIN-BAUMANN, Sylvie, « L’archiviste d’entreprise : portrait d’un homme nouveau », in La Gazette des archives, n° 154, Paris, 1991, p. 156.
- 4 https://www.archeco.info/index.php/?sf_culture=fr
- 5 Lire à ce sujet CHRISTELLER, Laurent, « L’accès aux archives d’entreprises en Suisse : Conserver et communiquer un patrimoine entre secret et transparence », in : Informationswissenschaft: Theorie, Methode und Praxis = Sciences de l’information : théorie, méthode et pratique : travaux du / Arbeiten aus dem Master of Advanced Studies in Archival, Library and Information Science, 2008–2010 / Coutaz, G., Knoch-Mund, G., Toebak, P. Baden, 2012, pp. 87–104.
Résumé
- Deutsch
- Français
Für Wirtschaftarchive gibt es keinen speziellen gesetzlichen Rahmen, wenngleich sie den Datenschutzgesetzen unterliegen. Dies bedeutet, dass es keine systematische Aufbewahrung gibt und der Umfang der meisten Firmenarchive von der Grösse des Unternehmens und dessen Bewusstsein für den Wert des Archivguts abhängt. Wenn Firmenunterlagen aufbewahrt werden, können sie sowohl für unternehmensinterne als auch für externe Zwecke genutzt werden, häufig zu Kommunikationszwecken. Intern dient das Archivgut den Bedürfnissen der Unternehmensleitung oder der Marketingabteilungen. Es kann aber auch genutzt werden, um eine gemeinsame Unternehmenskultur zu formen. Extern dienen die Unterlagen als Quelle für die Kommunikation, einschliesslich in sozialen Netzwerken, aber auch der Beziehungspfelge zu privilegierten Kunden. In jedem Fall sind die Wirtschaftsarchivare Experten, welche die Bedeutung der Öffnung der Firmenarchive für die historische Forschung kennen und als Vermittler zwischen Forschenden und der Firma fungieren.
Les archives d'entreprise ne répondre à aucun cadre législatif dédié, bien que restant soumises aux lois sur la protection des données. Cet état implique qu'il n'existe pas de conservation systématique, et cette dernière est souvent régie par la taille de l'entreprise et sa conscience de la valeur des archives. Lorsqu'elles sont conservées, elles peuvent être utilisée tant à destination interne à l'entreprise qu'externe, souvent à des fins de communication. A l'interne, elles servent les besoins de la direction ou des services marketing produit, ou encore pour forger une culture d'entreprise commune. A l'externe, elles sont une source pour la communication, y compris sur les réseaux sociaux, mais aussi pour créer une relation particulière avec des clients privilégiés. Dans tous les cas, l'archiviste d'entreprise est un expert de la culture de l'entreprise. Conscient de l'importance de l'ouverture à la recherche historique, il agit comme intermédiaire, médiateur entre l'historien et l'entreprise.