Diffuser, conserver, exploiter les paroles oubliées: les enseignements d’un live radio lors de la grève féministe
En marge d’un live radio lors de la grève féministe, nous avons suscité des réflexions sur la place des femmes* en histoire et leur invisibilisation, la collecte de traces orales à priori éphémères qui peuvent témoigner d’une autre histoire et l’exploitation de ces archives « d’en bas ».
À l’occasion de la grève féministe du 14 juin 2022, le collectif biennois Frauenstreikkollektiv Biel et le collectif Ultra Violet.t1 ont décidé de diffuser en direct les paroles des femmes* pendant toute la journée pour affirmer haut et fort leurs revendications en matière de lutte contre le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, le spécisme et autres idéologies capitalistes et patriarcales. En tendant le micro dans un studio-radio temporaire, Ultra Violet.t a souhaité rendre audible des voix souvent tues et les faire résonner dans l’espace public, via les haut-parleurs en ville et dans nos appareils audio.
Cette initiative est intéressante à plus d’un titre:
- elle témoigne de la prise de parole – sur des médias alternatifs – de voix souvent « oubliées » (ou en tout cas encadrées) par les médias « mainstream »,
- elle pose la question de la conservation de ce flux de paroles « pirates » et à priori éphémères2,
- elle ouvre la piste à l’exploitation future d’un tel matériel oral d’« en bas » (par opposition aux voix des « élites »).
Ces trois aspects nous renvoient aux problématiques de la rareté des sources dans les archives pour documenter certaines couches de la population et certains mouvements sociétaux, car provenant d’une histoire souvent orale qui n’a pas été enregistrée ou alors de façon biaisée par un regard contrôlant, et aux conditions de leur exploitation, sans tabou.
Documenter une histoire oubliée
En marge du live radio féministe de Bienne, nous avons donc voulu donner un espace de réflexion sur comment documenter une histoire d’« en bas » qui ne correspond pas aux canons usuels des institutions traditionnelles (les services d’archives comme les médias).
Ainsi, dans une série de six épisodes audio, trois historiennes de l'association neuchâteloise UNIstoire se sont interrogées sur la place des femmes en histoire et sur les raisons de leur invisibilisation dans les sources. Ces trois chercheuses plaident pour écrire une histoire générale qui englobe véritablement toute la société en redonnant aux femmes et aux minorités leur place légitime qui ne soit plus ghettoïsée.
Leurs réflexions historiques sont détaillées par oral dans le podcast de Me racontez pas d'histoires ! et en partie par écrit dans un autre article de ce numéro, Désinvisibiliser les «archives d’en bas» et l’Histoire des femmes.
Certaines archives – privées – se sont donné la mission d’aller sauvegarder et pérenniser les traces de mouvements sociaux, par exemple les radios pirates. Ainsi, les Archives contestataires à Genève3 ont entrepris en 2021 de traiter les archives de Radio Pleine Lune, une émission féministe qui a émis tous les mercredis sur les ondes de Radio Zones entre 1981 et 19994. Ces 350 heures d'archives sonores sont à présent numérisées, décrites, et disponibles à l'écoute via leur catalogue d'inventaire en ligne5.
Écouter des extraits de Radio Pleine Lune et la démarche des Archives contestataires : Enregistrement 1 et Enregistrement 2.
Les archivistes de la société Clio Archives accompagnent également des associations et communautés d’« en bas » qui ne souhaitent pas être institutionnalisées : elles traitent leurs fonds d’archives et rendent ces communautés autonomes dans la gestion de leur propre passé.
S’il est ainsi important de soutenir ces communautés qui craignent de déposer leurs archives dans les institutions publiques, rappelons que la conservation d’un patri·matrimoine sur le long terme est bancale si elle dépend d’organisations privées aux ressources limitées et souvent menacées.
Être à l’aise pour pouvoir exploiter ces archives
Le traitement et l’exploitation de telles archives hors du cadre institutionnel traditionnel permet de s’affranchir d’un contexte de recherche qui peut être intimidant, comme en témoigne l’artiste Lola Hauser, qui est venue consulter des archives sur Grisélidis Réal, écrivaine, artiste peintre et prostituée, en se focalisant sur des aspects encore tabous que sont l’intime et le corps des femmes.
Écouter la discussion entre l’artiste Lola Hauser et l’archiviste Marion Destraz, co-directrice de Clio Archives : Enregistrement 3.
Lola Hauser rappelle que la pratique artistique est basée sur des rencontres et des discussions : les documents eux-mêmes dans les archives, qui peuvent parfois prendre la forme d’objets, mais aussi toute la communauté autour. Il est donc fondamental de fournir un espace de partage vivant et intéressant dans lequel la personne qui consulte et exploite des archives se sente à l’aise.
La construction et la diffusion d’un autre discours est indissociable de la façon dont celui-ci devrait être enregistré, et donc archivés. Si cette conservation n’est pas la préoccupation première des organisations qui diffusent leurs messages dans un sentiment de lutte et d’urgence, cela devrait être une des préoccupations majeures des institutions publiques d’aller soutenir, proactivement, la collecte des traces de cette histoire qui ne devrait pas rester parallèle.
- 1 https://ultraviolet-t.ch/
- 2 Les émissions du collectif Ultra Violet.t ont tout de même été enregistrées, mais rien n’a été décidé quant à leur archivage proprement dit.
- 3 Lire l'article Contestons les frontières entre archives privées et publiques dans arbido en 2021.
- 4 Pour approfondir, lire Radio Pleine Lune et ses « vies ultérieures » et Une courte histoire de Radio Pleine Lune.
- 5 Consulter l'inventaire du fonds de Radio Pleine Lune : http://inventaires.archivescontestataires.ch.
Résumé
- Deutsch
- Français
Das Frauenstreikkollektiv Biel thematisierte am Rande einer Radio-Liveübertragung anlässlich des diesjährigen Frauenstreiks den Platz von Frauen in der Geschichte und ihre Unsichtbarmachung. Der Artikel regt zum Sammeln von scheinbar flüchtigen mündlichen Quellen an, die von einer anderen Geschichte zeugen, und propagiert die Auswertung dieser Archive "von unten".
En marge d’un live radio lors de la grève féministe, nous avons suscité des réflexions sur la place des femmes en histoire et leur invisibilisation, la collecte de traces orales à priori éphémères qui peuvent témoigner d’une autre histoire et l’exploitation de ces archives « d’en bas ».