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2021/1 Private Archive und Bibliotheken – Luxus oder Notwendigkeit?

Contestons les frontières entre archives privées et publiques !

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Les archives contestataires entrent indéniablement dans la catégorie des «archives privées», mais la notion d’histoire publique (public history) devrait nous engager à reconsidérer les frontières entre public et privé, pour le plus grand profit du débat démocratique.

Selon la conception classique, les archives publiques sont celles produites par l’État et les organismes qui lui sont associés (établissements publiques, bénéficiaires de délégation de service public, etc.). Les archives privées en sont, en quelque sorte, le négatif: ce sont les ensembles documentaires qui ne sont pas produits par l’État et les institutions assimilées. Les services d’archives de l’État peuvent conserver des archives privées: c’est donc bien la production et non pas l’institution de conservation qui détermine le caractère public ou privé.

Public et privé

Je voudrais questionner ici ces deux catégories – archives privées, archives publiques – sur la base de la conservation et de la valorisation des archives des mouvements sociaux de la seconde moitié du XXe siècle. Il me semblerait en effet avantageux de restituer leur caractère public, au sens par exemple de l’utilité publique, à ces documents qui sont des éléments majeurs du débat démocratique passé, présent et à venir.

Ce qui est public se limite-t-il à ce qui est produit par l’État? Il me semble que non. Dans de nombreux domaines, on admet l’existence d’une utilité publique qui n’est pas strictement identifiée à l’action étatique. Ainsi, des logements peuvent-ils être déclarés d’utilité publique quoiqu’ils soient bâtis par des maîtres d’œuvre privés. De même, le Ministère public n’est pas l’avocat de l’État: il requiert au nom de la société. Dans un sens similaire, un courant historiographique très dynamique aujourd’hui s’appelle l’histoire publique. On désigne par là toutes les pratiques qui, tout en respectant rigoureusement les règles de la discipline (normes de probation, critique des sources, etc.), ont lieu hors des institutions académiques. Comme le constate l’historien Guillaume Mazeau dans son petit ouvrage sobrement intitulé Histoire, il y a, à la fois, un «élargissement de l’audience de l’histoire» et une «augmentation de ceux qui en font» 1. Il faut, je crois, se réjouir de ces deux tendances et considérer qu’elles appellent les archivistes à élargir et augmenter le territoire de ce qui est public.

Exemple du quartier des Grottes à Genève

Les archives des mouvements sociaux que nous travaillons, depuis 2007, à identifier, conserver et valoriser nous semblent revêtir une utilité publique. Songeons un instant au mouvement du quartier des Grottes à Genève2 Opposés à un projet urbanistique porté par les pouvoirs publics, les habitant·e·s de ce quartier populaire se sont organisé·e·s pour mettre en échec ce projet et ouvrir la voie à un urbanisme concerté, économe et valorisant l’existant. Les habitant·e·s mirent à profits tous les moyens de luttes licites (manifestation, référendum) ou non (occupations). Faudrait-il ne conserver de cet antagonisme que les archives de la Fondation pour l’aménagement des Grottes3au motif qu’elles sont produites par un établissement de droit public? Les archives de l’Action populaire aux Grottes ne sont-elles pas, en somme, aussi publiques, en ceci que, sans l’opposition qu’elles documentent, ce quartier n’aurait pas l’aspect qu’il a actuellement?

Depuis sa fondation en 2007, l'association Archives contestataires à Genève collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle: contre-culture, anti-militarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.

Les archives collectées auprès de militant·es, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l'objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d'inventaires d'archives et d'un catalogue de bibliothèque.

L'association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d'expositions, édite des ouvrages et organise des journées d'études.

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La participation des individus à la vie démocratique, au sens le plus fort du mot, n’a pas lieu exclusivement dans les cadres fixés. Elle emprunte ses voies propres, à la manière des piétons qui tracent ce que les urbanistes appellent des lignes de désir, des chemins imprévus. La conservation des documents produits sur les chemins de traverse politiques, sociaux et culturels relève de l’intérêt public au même titre que ceux produits dans le cadre des institutions.

Antagonisme entre l'État et les mouvements contestataires

En ce qui concerne les mouvements contestataires, les antagonismes entre l’État et ces mouvements ne doivent pas être niés. Ces antagonismes justifient que des groupes spécifiques se chargent de la collecte, de la conservation et de la valorisation des archives produites par ces mouvements. Comment, en effet, un mouvement qui a subi la surveillance ou la répression de l’État au motif de ses activités politiques, sociales ou culturelles pourrait-il accepter de confier les traces de ces activités à ce même État? Pensons à ce sujet aux archives des objecteurs de conscience qui, au motif qu’ils refusaient d’accomplir le service militaire obligatoire, furent emprisonnés et souvent victimes d’interdictions professionnelles4.

Le passage du temps et certaines reconfigurations historiques permettent parfois d’envisager un versement de telles archives dans une institution publique, mais un centre comme le nôtre permet d’aborder en toute confiance cette collecte de particuliers ou groupes privés voués à une action des plus publiques. Les défis techniques – conservation des documents électroniques, transferts de support – mais aussi ceux liés à l’espace, poussent à envisager des partenariats entre petits centres d’archives ou avec des institutions de plus grandes tailles. Ces partenariats sont, me semble-t-il, la meilleure manière d’œuvrer à la préservation de ce qui est, en définitive, un patrimoine commun tout en respectant les identités de celles et ceux qui l’ont produit.

Deshusses Frederic

Frédéric Deshusses

Ancien collaborateur de la bibliothèque du Centre international de recherches sur l'anarchisme. Il est l'auteur de Grèves et contestations ouvrières en Suisse 1969-1979 et a coordonné, avec Stefania Giancane, de Traces et souvenirs de la contestation: Charles Philipona, tous deux aux éditions d'en bas à Lausanne.

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Il s’agit de questionner les deux catégories – archives privées, archives publiques – sur la base de notre expérience de la conservation et de la valorisation des archives des mouvements sociaux de la seconde moitié du XXe siècle. Il semble en effet avantageux de restituer leur caractère public, au sens de l’utilité publique, à ces documents qui sont des éléments majeurs du débat démocratique passé, présent et à venir.