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2020/ Abbild und Inszenierung der Gesellschaft

Parler pour soi-même, un point c’est tout ! Les archives des femmes ne font pas la grève

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Conserver des documents et relater le passé pourrait passer pour une action anodine si les luttes de pouvoir lié à la production d’un récit «véridique» n’existaient pas. Témoignant de ces enjeux, la création des archives de la grève des femmes revient sur cette quête de légitimité.

Aux prémices de l’organisation de la grève des femmes du 14 juin 2019, la mobilisation féminine de 1991 a souvent été évoquée. Plusieurs se rappelaient cette journée pour y avoir participé, d’autres trop jeunes pour manifester en avaient toutefois retenu la dimension inhabituelle. Au-delà des anecdotes, de quelques textes, et de t-shirts fuchsia, force a été de constater que d’archives à proprement parler, il n’y en avait pas. Bien sûr, les chaînes de télévision et les radios possèdent des archives de ce 14 juin 1991, mais bien rares sont les entretiens et les interviews où les manifestantes parlent pour elles-mêmes. A la place, beaucoup de commentaires et d’experts convoqués, masculins dans une écrasante majorité. Mis à part l’inconvénient créé par le manque d’archives pour la structuration de la grève de 2019, l’absence d’un récit émis directement par les femmes elles-mêmes a été le constat le plus pénible. Aussi, la question des archives est devenue une préoccupation pour beaucoup de collectifs de femmes qui préparaient la grève du 14 juin 2019.

Le 14 juin 2019, plus de 500 000 femmes ont fait la grève et d'autres actions dans toute la Suisse, 28 ans après la grève des femmes de 1991. Ce mouvement populaire décentralisé a été provoqué par la révision, inaboutie, de la loi fédérale sur l'égalité entre hommes et femmes et par le constat que les droits des femmes n'étaient toujours pas garantis en Suisse au 21e siècle et que le société restait toujours pilotée par un système majoritairement masculin et patriarcal.

Avec des questionnements et des approches parfois différentes, des archives ont été peu à peu constituées dans chaque canton. Assez rapidement, au travers de la coordination romande regroupant les collectifs cantonaux, l’idée est venue de créer un groupe de travail dédié aux archives. Au-delà de la possibilité de se rencontrer pour échanger des savoir-faire, l’intention soutenue par la création de ce groupe était de constituer des archives permettant aux manifestantes de maîtriser le récit entourant leur mouvement. En effet, avec l’exigence d’une égalité entre les genres comme principale revendication, il devenait inconcevable que la grève du 14 juin 2019 soit documentée seulement par des instances extérieures, et majoritairement composées d’hommes de surcroît. Il est apparu que la documentation du mouvement devait dépasser la simple accumulation d’éléments factuels pour en devenir un élément constitutif. Il s’agissait de proposer une narration qui permette de contrecarrer l’objectification des femmes, de leur corps, de leurs pensées.

Assez rapidement, les discussions se sont orientées sur l’acte d’archiver, sur les méthodes nécessaires, et sur les résultats escomptés. Il y a eu l’envie de mettre en place des archives structurées et cohérentes qui puissent être exploitées par de futurs chercheurs et chercheuses. La première opération a consisté à déterminer différentes catégories d’archives. Ainsi, il a été décidé que tous les documents produits par l’activité des collectifs constitueraient les archives internes, que toutes les photographies ou les vidéos formeraient les archives visuelles, et que les objets devraient être collectés séparément. En parallèle, il a aussi été décidé de créer une revue de presse aussi exhaustive que possible du 14 juin 2019 afin de centraliser la documentation audiovisuelle et la rendre visible et accessible. En raison de l’organisation cantonale des collectifs et du souhait partagé de disposer librement de ses archives, la nécessité d’adopter des structures communes est devenue évidente. Outre l’avantage d’une certaine homogénéité, l’emploi de stratégies identiques offre l’avantage de de pouvoir disposer d’un catalogue commun et de pallier de cette manière à l’absence d’une unité de lieu pour la conservation des archives.

Parmi les questions qui ont émergé lors de la constitution d’outils communs, la toute première concernait les concepts de valeur et de représentation. Dans le processus de sélection qui s’opère lors de la mise en archive, différents critères interfèrent ; et dans la mesure où ces derniers ne sont pas identifiés et pondérés, la valeur des archives produites peut devenir relative. Pour anticiper ce risque, il est apparu assez clairement que les systèmes de valeurs sur lesquels ces sélections s’opèrent devaient être régulièrement remis en cause afin qu’ils conservent leur validité et leur actualité. L’autre point qui a aussi animé les discussions était la réalité matérielle du moment de la mise en archive. En effet, en procédant a posteriori à l’archivage de documents produits par les collectifs en 2019, un certain biais rétrospectif menaçait l’opération. Suite au retentissement de la manifestation, la tentation de conserver uniquement les éléments nourrissant le récit d’un succès important et relativement inattendu existait. Souhaitant se distancier d’une forme de récit mythifié pouvant donner à cette journée de grève la valeur d’épiphénomène ou d’événement irréel, la dimension narrative des archives a été au centre des réflexions. D’autre part, il a aussi été question de la manière dont ces archives peuvent nourrir le discours des collectifs et de la fonction que ces documents peuvent emprunter. Parmi les différents scénarios possibles deux tendances coexistent : la première revient à utiliser les archives pour soutenir un discours déjà élaboré et défini, la seconde donnerait aux archives un rôle actif en faisant d’elles le point de départ des réflexions menées autour de la grève des femmes.

Bien que l’emploi des archives soit en réalité plus nuancé que les deux options présentées, le choix de leur donner un rôle actif est celui qui a été pris. Alors que les opérations d’archivage sont actuellement en cours, se pose maintenant la question de l’après. Que va-t-on faire de cette mémoire collective en train de se constituer ? Au-delà de rassembler une documentation permettant de produire des connaissances qui se situent au plus près de la réalité vécue par les manifestantes du 14 juin 2019, le rôle joué par de telles archives se pose. Doivent-elles intégrer le giron d’archives institutionnelles (celles-là mêmes qui ont pendant longtemps contribué à « minimiser » l’élément féminin), ou se constituer elles-mêmes en tant qu’institution archivistique ? Bien que formelle, cette différenciation est néanmoins importante car se constituer en une forme institutionnelle établi de facto l’existence d’une spécificité. D’objet d’archivage, la grève des femmes en deviendrait le sujet.

Greve Feministe2019B

Ravessoud Catalina

Membre du groupe de travail romand pour la documentation de la grève des femmes.

Abstract

Le 14 juin 2019 a eu lieu la grève des femmes en Suisse. Avec l’égalité comme principale revendication, la constitution d’archives par les femmes elles-mêmes est devenue un impératif. Souhaitant maîtriser le récit de cette journée, les manifestantes ont mis en place une stratégie commune pour constituer des archives et poser ainsi les jalons d’une mémoire collective.