La petite enfance en 4 temps et quelques mouvements
Bébés, trotteurs, moyens et écoliers, voici les déclinaisons du temps dans nos institutions d’accueil de la petite enfance. Un bébé, tout le monde voit à peu près de quoi il s’agit. C’est petit, ça ne tient pas debout, ça peut être assez bruyant, ça mange souvent, ça dort et ça empoigne parfois. Bébé doit être lavé et changé un nombre incalculable de fois.
Depuis quelques décennies, on admet communément que le bébé humain est sensible et intelligent au monde, et, de plus, les bébés, s’ils sont devenus plus rares, ne meurent plus pour un oui ou pour un non. Ils sont devenus infiniment précieux, ce qui a considérablement modifié les manières d’éduquer. Personne ne regrette les temps anciens où le taux de mortalité infantile était affolant et où l’infanticide était un moyen de contrôle des naissances. Bébé est devenu je, au double sens de sujet, assujetti sans doute, mais aussi acteurcréateur de sa vie. Ce qui n’est pas une mince histoire.
Un trotteur ne trotte pas vraiment. La terminologie métaphorique est trompeuse. Si le trot des chevaux évoque une certaine élégance altière, dans les garderies les trotteurs vacillent et chancellent en avançant approximativement vers quelque chose ou, plus souvent, vers quelqu’un. Assez rapidement, les trotteurs marchent convenablement et courent aléatoirement. Puis ils se déplacent d’une manière extrêmement déterminée dans le monde environnant. Ils ont gardé la même puissance d’interpellation et augmenté leur pouvoir d’action. Le langage, cette grande affaire de l’humanité, leur assure une présence de plus en plus solide parmi les autres.
Les moyens sont dénommés ainsi parce que la moyenne est le milieu de tout. Là aussi, les créateurs de catégories n’ont pas brillé par leur originalité. Dans le groupe des moyens, comme dans les autres groupes, les enfants ordinaires sont extraordinaires. Il ne s’agit pas d’idéaliser l’enfance, mais si les professionnel-les se réfèrent souvent au développement dit normal de Pierre ou de Martha, cela ne crée pas une norme rigoureuse de l’enfant normal au temps t. Les enfants semblent demeurer irréductiblement singuliers. Les écoliers, eux, sont aux portes d’un changement massif. L’école gratuite et obligatoire les guette au coin de la rue. Ils en sont souvent ravis, devenir grand est la grande histoire de l’enfance. L’empressement à devenir celle ou celui à qui l’on dit: «Tu es grand maintenant!», ne disparaît que très progressivement. Les enfants pourtant savent bien com
bien ce chantage à la grandeur implique de devoirs et de renoncements.
L’enfance a un début assez clair: la mise au monde d’un enfant signifie son entrée en enfance. Personne ne remet plus en cause l’importance de la vie in utero, ni ne prétend que les conditions sociales de la naissance sont sans conséquences. Il y a donc des prémisses à la naissance que l’on fait mine d’ignorer dans la comptabilité de la vie.
La fin de l’enfance est infiniment plus imprécise. En Suisse, les catégories administratives et politiques de l’enfance sont fixées ainsi: 0–12 ans. Après, il y a quelques imprécisions sur la préadolescence et l’adolescence. De 0 à 18 ans on est mineur, à 18 on devient officiellement majeur. Cette officialité semble coulée dans le béton des institutions. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est si limpide à l’usage pour celles et ceux qui se préoccupent d’éducation. Tout le monde fréquente des adultes majeurs mais immatures. Je connais plusieurs éducateurs-trices de la petite enfance qui caractérisent certains parents comme des «adultes pas finis», ce qui pose quelques questions sur ce que peut bien être un adulte complet et achevé. Il y a des parents majeurs et des parents mineurs, mais que signifie un père majeur pas fini ou une mère mineure parfaitement mature?
Il y a quelques années que les éducatrices petite enfance ont disparu du répertoire des professions, la dénomination a été abandonnée et déclarée obsolète par l’autorité confédérale. Nous avons maintenant des éducatrices de l’enfance, des éducs 0–12. Ce qui ne signifie nullement que la petite enfance soit devenue une catégorie vide. Ni les parents, ni les enfants, ni les professionnel-les ne sont dupes. Pour ces gens, le générique enfance est soit un attrape-couillon, soit une imbécillité catégorielle de gestionnaire sans enfant.
Jadis, chez les bourgeois postaristocratiques, une nounou s’occupait de bébé. Le métier s’est professionnalisé en parlant anglais (déjà!). Les familles riches ont alors engagé des nurses pour s’occuper de leurs jeunes enfants. Des écoles professionnelles de Suisse romande ont formé des nurses qui se sont aussi occupé des enfants des pauvres. Il y a eu aussi des écoles de jardinières d’enfants, leur spécialité était plutôt les 3–6 ans. Les institutions se sont débattues un moment avec un vide professionnel entre le berceau et le jardin, les trotteurs ont survécu à cette période éducative hors sol pédagogique. Les pressions normatives devaient être moins fortes ou alors l’on accordait moins d’importance à la puissance bureaucratique. Les autorités politiques n’avaient sans doute pas encore atteint ce seuil totalitaire où le monde ne peut être que sous le contrôle tatillon et ignorant des planificateurs du travail humain.
Personne ne conteste sérieusement le devoir de l’Etat de se porter garant d’une qualité des formations nécessaires à l’exécution d’un travail délicat et complexe comme l’éducation de jeunes enfants. Il en est de même pour les définitions normées des bâtiments et des équipements nécessaires à la pratique d’une «bonne éducation» dans un monde qui entend bien traiter ses enfants. Le problème contemporain vient plutôt du désengagement partiel de l’Etat ou plutôt de son renoncement devant ce que l’on s’était entendu à nommer des standards minimaux, au moins en Suisse romande.
Ces standards sont maintenant décrits comme de luxueuses aberrations. Les gestionnaires et les comptables entendent dorénavant devenir les maîtres suffisants du travail éducatif avec des argumentaires de calculettes à deux vitesses; en première on parle en francs et en deuxième on parle taux de couverture des besoins en places d’accueil. Ces gens n’ont bien sûr pas la moindre idée de ce que signifie le travail éducatif en collectivité. Ils cumulent tous les poncifs que l’on peut entendre sur la simplicité qu’il y a à s’occuper d’enfants normaux dans un quotidien sans problème. La preuve s’appuyant sur l’évidence séculaire que la maternité et l’élevage d’enfants n’ont jamais demandé de formations spécifiques aux femmes. Un père ça bosse, et une mère ça élève, au siècle des siècles, amen.
Dans les années 1980 s’est élaborée et structurée une formation d’éducateurrice de la petite enfance. Elle a été pensée et construite dans l’optique d’intégrer les futures hautes écoles spécialisées qui se dessinaient dans le paysage helvétique. Elle en a été évincée sous prétexte de simplicité de la tâche.
On a alors décidé de valider un niveau de formation dite supérieure pour ces éducateurs-trices qui au passage sont devenus des éducateurs-trices de l’enfance. Ces décisions portent la marque de l’arrogance androcentrée des décideurs devant les tâches éducatives. L’enfance appartient historiquement au champ domestique, réservé aux femmes avec ce mépris social qui traverse les siècles et valorise la domi
nation patriarcale. C’est bien d’un processus de déqualification qu’il s’agit, parce que l’autorité considère que c’est un métier subalterne pour activité mineure.
Qui se souvient encore qu’il a fallu lutter pour limiter, puis interdire le travail des enfants?
En 1858, Zurich voulait limiter à 12 heures par jour le travail des enfants de moins de 16 ans. La réponse de la commission scolaire de Töss fut la suivante: «On va décidément trop loin. Pendant des années, nos enfants ont travaillé 14 heures par jour dans les fabriques d’ici, et cela ne les a pas empêchés de croître en stature et en vigueur. […] Ainsi la loi veut encore réduire la journée de travail des enfants; mais que feront-ils de leur temps libre, sinon des sottises…»1
Aux Etats-Unis, en 2013, un ado de 16 ans ne peut pas travailler dans un fast food, mais un enfant de 10 ans peut trimer 12 heures par jour dans les champs2. A l’échelle mondiale, le travail de plus de 330 millions d’enfants est nécessaire à la survie de leurs familles. L’enfance a bel et bien des définitions politiques plutôt qu’arithmétiques.
Quand on demande à un-e professionnel-le à partir de quel âge on peut s’occuper des enfants des autres dans une structure collective, un consensus s’impose sur le fait que c’est une pratique d’adulte mature. A la question subsidiaire qui surgit: mais à quoi distingue-t-on la maturité nécessaire à ce travail, on trouve une certaine variété de réponses.
Il y a le stagiaire très bien accueilli (on manque d’hommes dans ce métier) qui devient très vite un enfant de plus sur lequel il faut veiller. Sa caractéristique première est de très bien jouer avec les enfants, mais d’être embarqué dans le jeu au point de ne plus rien percevoir d’autre que son engagement à gagner ou à briller. Il monte en chandelle dans l’excitation du jeu, puis part en vrille à la moindre contrariété. Il y a la jeune femme cultivée à qui tout a toujours été donné sans qu’elle n’ait jamais compris les efforts fournis pour que les choses se fassent. Il y a celles et ceux qui ne peuvent faire qu’une chose à la fois. Il y a les «incurieux» rigides, bourrés de principes sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, il y a les donneurs-ses de leçon de morale conservatrice, il y a les absents compulsifs qui se retirent de l’agitation au moindre prétexte, il y a celles et ceux qui adorent les enfants sages comme des images parce que leur enfance est une image désincorporée, et il y a tous les autres qui sont dramatiquement incapables de concevoir un monde plus vaste que leur ego. Les jugements d’immaturité, forgés sur le terrain, sont quasi unanimes, certain-es professionnel-les, qui ne sont pratiquement jamais d’accord quand il s’agit de pédagogie, partagent facilement ces jugements-là. Ce qui ne veut pas dire que les critères, qui définissent un-e professionnel-le suffisamment mature, soient clairs.
Le travail d’une revue sur l’éducation devrait être d’articuler une dialectique des incertitudes avec une déconstruction des évidences, pour élaborer les improbables qui pourraient devenir possibles. Le tout dans des temporalités contradictoires. C’est ambitieux.
Abstract
- Deutsch
Der Beitrag des Chefredakteurs der Zeitschrift für die (frühe) Kindheit hinterfragt unsere Art, die Phasen der Kindheit und Jugend zu verstehen und zu untergliedern. Nach dem Besuch des Kindergartens werden die Schülerinnen und Schüler mit der kostenlosen und obligatorischen Schule konfrontiert. Sie sind oft davon begeistert, denn Grosswerden ist das grosse Thema der Kindheit. Das Ende der Kindheit ist wesentlich ungenauer festgelegt. In der Schweiz wird die Kindheit von Verwaltung und Politik als die Spanne von 0 bis 12 Jahren definiert. Danach gibt es verschiedene Auffassungen über die Dauer der Pubertät und des Heranwachsens. Auch wenn die Volljährigkeit auf 18 Jahre festgelegt ist, ist für diejenigen, die mit Erziehung befasst sind, die Situation alles andere als klar.
Der Verfasser beschäftigt sich damit, wie der Staat die Berufe, die sich mit der frühen Kindheit befassen, geregelt hat. Er schliesst daraus, dass die Kindheit, historisch gesehen, zum häuslichen Umfeld gehört, das den Frauen vorbehalten bleibt und daher in einer patriarchalischen Gesellschaft wenig Ansehen geniesst. Die Behörden sehen es als eine untergeordnete Tätigkeit an, die als Teilzeitaufgabe ausgeübt werden kann. Der Verfasser und Herausgeber macht eine Analyse, die sich mit der Geschichte der Einstellung der Gesellschaft zur Kindheit beschäftigt und die sich direkt an die Aufgabe der Zeitschrift anschliesst: im dialektischen Diskurs die Unsicherheiten mit einer Dekonstruktion des Offensichtlichen aufzuzeigen, um eine Aktion auszulösen.