Le faux document, une source historique de première importance
Alors que les normes de gestion documentaire insistent sur l'authenticité et la valeur probatoire comme caractéristiques des documents d'archives, il est bon de se souvenir que l’histoire ne s’écrit pas uniquement avec des documents originaux et que d'authentiques faux peuvent être très révélateurs d'une époque. Illustration avec deux exemples neuchâtelois.
L’histoire neuchâteloise connait, à plusieurs siècles de distance, deux faussaires particulièrement ingénieux et déterminés. Leur production de faux documents a profondément marqué l’historiographie régionale. À l’heure des «fake news» et de la désinformation de masse, il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter un instant sur ces deux personnages et de s’interroger sur l’opportunité de conserver ou non de faux documents en archives.
Des faux médiévaux pour obtenir des avantages
Le bâtard Vauthier, fils illégitime du comte Louis de Neuchâtel, est condamné à mort et décapité en 1413 pour avoir confectionné de faux documents. Son activité de faussaire s’est étendue sur de nombreuses années et ses motivations étaient variées : récupérer des biens confisqués et en obtenir de nouveaux, augmenter les franchises des bourgeois de Neuchâtel, ou encore contester l’autorité de Conrad de Fribourg, comte de Neuchâtel depuis 1395 au gré d’un changement dynastique1.
Les fausses chartes de Vauthier seront saisies puis cancellées par les instances judiciaires qui les avaient examinées, avant d’être restituées au comte de Neuchâtel. Nous en perdons ensuite la trace, mais il est fort probable, comme c’était souvent l’usage à cette époque, que celles-ci aient été immédiatement détruites par Conrad de Fribourg. Fort heureusement, les actes judiciaires contemporains, conservés aujourd’hui encore aux Archives de l’État de Neuchâtel, nous renseignent non seulement sur les motivations de Vauthier mais aussi sur la teneur d’une partie des faux documents disparus et sur leurs modalités de fabrication2.
On y apprend notamment que Vauthier avait dérobé d’anciens actes authentiques, tenté d’imiter des écritures et des langages anciens (sans grand succès au niveau lexical, au vu de la multitude de faux archaïsmes et de faux emprunts au patois local), huilé et exposé à la fumée les parchemins pour leur donner un aspect vieilli, et enfin réalisé des moules de sceaux authentiques dans une sorte de pâte faite maison, laquelle finira par le trahir en rétrécissant au séchage.
Des faux pour assoir des idées pro-helvétiques
Le colonel Abram de Pury, autre célèbre faussaire neuchâtelois, ne connait pas une fin aussi tragique que le bâtard Vauthier, puisqu’il n’est pas démasqué de son vivant.
Ami de Jean-Jacques Rousseau, Abram Pury est nommé conseiller d'État en 1765, puis démis de ses fonctions deux ans plus tard pour s’être opposé à la politique fiscale du roi de Prusse, alors prince de Neuchâtel. Il milite dès lors pour l’émancipation du Pays de Neuchâtel du joug prussien et son inclusion à part entière dans la Confédération helvétique.
Son engagement politique l’amène à rédiger des pamphlets anonymes. Usant de sa maîtrise des affaires publiques et de ses talents littéraires, il compose aussi en secret un ingénieux ensemble de textes apocryphes se soutenant les uns les autres.
Son texte le plus célèbre est sans aucun doute la Chronique des Chanoines, qui s’efforce de prouver l’ancienneté et l'étroitesse des liens entre Neuchâtel et la Suisse en évoquant la participation, au XVe siècle déjà, de troupes neuchâteloises aux grandes victoires militaires des cantons suisses (Saint-Jacques, Grandson et Morat). Citons encore les Mémoires du chancelier de Montmollin, qui, se fondant sur des inscriptions latines imaginaires, situe la mythique cité helvète de Noidenolex à l’emplacement même de Neuchâtel. Ces pièces historiques fabriquées servaient évidemment à merveille la cause des partisans d’un rattachement complet de Neuchâtel à la Suisse. L’habileté du faussaire était si grande que la supercherie ne sera découverte qu’un siècle après sa mort.
L’authenticité de la Chronique des Chanoines sera remise en question dès 1895 sur la base d’incohérences lexicographiques et chronologiques. Quelques années plus tard, la parenté entre la Chronique des chanoines et les Mémoires du chancelier de Montmollin est démontrée et leur auteur enfin identifié. Ces textes avaient cependant connu une telle diffusion et une telle renommée au cours du XIXe siècle à Neuchâtel et au-delà que de nombreux historiens s’en étaient servi. Michelet, dans son Histoire de France, vantait ainsi le Moyen-Français du chanoine chroniqueur du XVe siècle: «Je n’ai rien lu nulle part de plus vif, de plus français!».
Il en résulte que de nombreux ouvrages historiques écrits avant que
le faussaire ne soit démasqué, et même parfois après, s’en sont trouvé,
en quelque sorte, contaminés. La confirmation matérielle que ces faux
documents ont bien été forgés par Abram de Pury n’a cependant été
apportée que très récemment, grâce à l’étude minutieuse des archives de
la famille de Pury, déposées aux Archives de l’État de Neuchâtel3.
Ces archives privées contiennent en effet les papiers personnels du
colonel de Pury, parmi lesquels bon nombre se trouvent être les
documents préparatoires des textes apocryphes.
La lecture attentive de ces documents nous révèle l’existence d’un véritable atelier de faussaire et nous renseigne sur son modus operandi. Elle permet aussi de préciser la période de rédaction des faux, d’identifier les sources utilisées et de mieux cerner les motivations du faussaire. Enfin, elle lève une partie du voile sur les complicités dont a bénéficié Abram de Pury auprès de notables neuchâtelois unis par des liens de famille et d’amitié, et surtout par leurs idées pro-helvétiques.
Les faux documents comme sources historiques de première importance
Cette rapide évocation de faussaires neuchâtelois et de la réception historiographique de leur production documentaire n’avait d’autre ambition que d’illustrer à quel point les faux documents, sous toutes leurs formes, ainsi que la documentation annexe qui en découle, peuvent représenter des sources historiques de première importance pour l’historien. Des sources qui, par ailleurs, ne révèlent souvent tout leur potentiel informationnel que sur le long terme.
Alors que l’attention des archivistes semble parfois se concentrer trop exclusivement sur la collecte de documents authentiques et engageants, il est bon de se souvenir que l’histoire ne s’écrit pas uniquement avec des documents originaux.
- 1 La Revue historique neuchâteloise a consacré un numéro entier (2013/1) à l’«affaire Vauthier».
- 2 Pour une présentation détaillée de ces actes, cf. Eddy BAUER, «Faux et usages de faux au XVe siècle», in: Musée neuchâtelois, 1961, pp. 16-19.
- 3 L’activité de faussaire d’Abram de Pury a été magistralement étudiée par Arnaud BESSON dans deux publications: Le Moyen Âge mythique des Neuchâtelois, Neuchâtel, 2014, et «Les chroniques des chanoines de Neuchâtel», in: Marc-Antoine Kaeser (dir.), L’âge du faux, Hauterive, 2011.
Abstract
- Français
L’histoire neuchâteloise connait, à plusieurs siècles de distance, deux faussaires particulièrement ingénieux et déterminés. Leur production de faux documents a profondément marqué l’historiographie régionale. À l’heure des «fake news» et de la désinformation de masse, il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter un instant sur ces deux personnages et de s’interroger sur l’opportunité de conserver ou non de faux documents en archives.